Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/186

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qu’une femme du monde quelconque. Or, je n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.

Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. — Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela », me répondit la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu’elle fit complaisamment. « Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C’étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là. — Mais est-ce que ce n’était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. « Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n’en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu’un sourire lui disputa : « Vous êtes sûr que c’étaient des souliers rouges ? Je croyais que c’étaient des souliers d’or. » J’assurai que cela m’était infiniment présent à l’esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l’affirmer. « Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d’un air tendre, car les