Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/193

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grand-oncle qu’elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle tendait, malgré tout l’acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu’elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d’autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s’y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville dans un espoir d’héritage, sans s’occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n’était qu’une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l’Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l’Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d’une même paresse, d’un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand--