Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/21

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mal pourtant bien petit afin d’obtenir une chose — connaître cette jeune fille — qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue. Même un plaisir plus profond, comme celui que j’aurais pu éprouver quand j’aimais Albertine, n’était en réalité perçu qu’inversement par l’angoisse que j’avais quand elle n’était pas là, car quand j’étais sûr qu’elle allait arriver, comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n’avais pas cru éprouver plus qu’un vague ennui, tandis que je m’exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j’approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l’infusion, avec une joie croissante pour moi qui avais fait entrer dans ma chambre la chambre de ma tante Léonie et, à sa suite, tout Combray et ses deux côtés. Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m’avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu’elle était ce matin-là, mais de l’odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l’incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large, comme les ailes des roues à aubes dans leur course vertigineuse ; sans doute, au moment où l’inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j’avais de Venise et de Saint-Marc dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j’y avais éprouvées, raccordant la place à l’église, l’embarcadère à la place, le canal à l’embarcadère, et à tout ce que les yeux voient du monde de désirs qui n’est réellement vu que de l’esprit, j’avais été tenté, sinon, à cause de la saison, d’aller me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m’arrêtai pas un instant à cette pensée ; non seulement je savais que les pays n’étaient pas tels