Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/222

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après avoir accepté, ou seulement n’arrive qu’au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu’on ait fait prévenir à temps, pour l’invitation du quatorzième, qu’on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L’autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J’avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J’étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand’mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais, au bout de quelques instants, j’avais oublié que j’avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l’heure de survivance qui m’était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d’invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux, mais qui avait la prééminence sur l’autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d’ailleurs m’eût sans doute fort estimé, si elle l’eût appris, d’avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d’architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j’étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l’idée de ma construction ne me quittait pas un instant.