Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/42

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les espèces actuelles et qui n’étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. « Et, mon vieux, ajoute l’amateur en vous prenant par le bras, moi c’est la huitième fois que je l’entends, et je vous jure bien que ce n’est pas la dernière. » Et, en effet, comme ils n’assimilent pas ce qui dans l’art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant, de plus, que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d’autres personnes la leur à une séance d’un Conseil d’administration, à un enterrement. Puis viennent des œuvres autres, même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d’écrivains et d’artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n’aimait-elle plus que les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s’imaginait que c’était là le critérium de la valeur d’une œuvre, renouvelant ainsi l’erreur des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte, dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds simplement parce qu’ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture n’était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates, qui faisaient ainsi aux gens du monde