Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/48

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nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre.

Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui m’entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, etc.) et auxquels l’habitude l’avait fait perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l’exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d’elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l’habitude. Plus que tout j’écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement et qui nous remplissent l’esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre. (Car cette profondeur n’est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu’ils ne peuvent pas descendre au delà du monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables