Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/55

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savoir, ce qui, pour ma grand’mère du moins, eût été une telle récompense, l’issue de la lutte. Et une seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n’y aurait pas que ma grand’mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore, dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois, au contraire, on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand’mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement, qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infériorité ne devient-elle pas une force nouvelle ? D’ailleurs, l’œuvre