Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/62

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nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot ; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même ; ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits.

D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas, en nous la découvrant, la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une