Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/66

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ravoir tout ce qu’ils avaient contenu pour nous, nous donner l’émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu’on est réveillé la distance qu’ils avaient miraculeusement franchie, jusqu’à nous faire croire, à tort d’ailleurs, qu’ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu ?

Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit ; j’avais perdu ma grand’mère en réalité bien des mois après l’avoir perdue en fait, j’avais vu les personnes varier d’aspect selon l’idée que moi ou d’autres s’en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (tels les divers Swann du début de cet ouvrage, suivant ceux qui le rencontraient ; la princesse de Luxembourg, suivant qu’elle était vue par le premier président ou par moi), même pour une seule au cours des années (les variations du nom de Guermantes, et les divers Swann pour moi). J’avais vu l’amour placer dans une personne ce qui n’est que dans la personne qui aime. Je m’en étais d’autant mieux rendu compte que j’avais fait varier et s’étendre à l’extrême la distance entre la réalité objective et l’amour (Rachel pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d’omnibus pour Charlus ou d’autres personnes). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d’Albertine, m’avait aidé à me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma croyance en la pure objectivité de celle-ci et à me faire penser que peut-être en était-il de la haine comme de l’amour, et que, dans le jugement terrible que porte en ce moment même la France à l’égard de l’Allemagne, qu’elle juge hors de l’humanité, y avait-il surtout une objectivité de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et Albertine si précieuses, l’une à Saint-Loup, l’autre à moi. Ce qui