Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/90

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image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d’un inculpé qu’il a vu, j’étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non… je ne le reconnais pas. »

Une jeune femme me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu’aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j’étais toujours un enfant. Or je m’apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu’elle. Si j’avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s’étaient faits depuis ma première enfance, c’était tout de même des changements maintenant très anciens. J’en étais resté à celui qui faisait qu’on avait dit un temps, presque en prenant de l’avance sur le fait : « C’est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m’apercevais pas combien j’avais changé. Mais, au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s’en apercevaient-ils ? Je n’avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J’aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l’évidence de la terrible chose. Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse — la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nou-