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Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/166

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Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n’avait nullement l’esprit pratique, parlait toujours, devant les intéressés, avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait. « Une seconde », interrompit Jupien qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n° 3. C’était un député de l’Action Libérale qui sortait. Jupien n’avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant, en effet, tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu’il portait à la qualité d’honorable, sans aucun intérêt personnel d’ailleurs. Car bien que ce député, répudiant les exagérations de l’Action Française (il eût, d’ailleurs, été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d’être invités à ses chasses, Jupien n’aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s’il s’était risqué à parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n’aurait pas évité la plus inoffensive des « descentes » mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu’à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait