Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/17

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doigt de cour à ma nièce. » Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n’était pas d’ailleurs que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d’amours d’un homme, on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons, parce qu’on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu’on croit qu’une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d’erreur. Deux personnes peuvent dire : « la maîtresse de X..., je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l’une ni l’autre. Une femme qu’on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu’on n’aime pas. Quant au genre d’amours que Saint-Loup avait hérité de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C’est une loi générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu’ils avaient, au contraire, celui des femmes. Ils s’affichaient avec l’une ou l’autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre, et depuis l’origine du monde, à être tenté par quelqu’un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable, il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants... Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu’à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n’en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de