Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/188

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vous cacher que je l’aime, qu’elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu’on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d’argent pour ses leçons. Mais de notre temps les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans doute le Directeur d’un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l’assure, en un bureau d’esprit et une agence de nouvelles. » Mais j’étais encore sous l’impression des coups que j’avais vu recevoir à M. de Charlus. Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l’eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d’inviter des Altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu’elle lui permettait d’avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n’y eut-il même pas besoin de son vice pour cela. Il était l’héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon