Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/197

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M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le « qu’en dira-t-on », comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l’avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu’on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais, chez lui comme chez Jupien, l’habitude de séparer la moralité de tout un ordre d’actions (ce qui, du reste, doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d’homme d’État et bien d’autres encore) devait être prise depuis si longtemps qu’elle était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s’aggravant de jour en jour, jusqu’à celui où ce Prométhée consentant s’était fait clouer par la Force au Rocher de la pure matière. Sans doute je sentais bien que c’était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m’en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j’avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n’était pas précédée, selon les prédictions et les vœux de Mme Verdurin, par un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d’ailleurs que hâter la mort. Pourtant j’ai peut-être inexactement dit : Rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu’un peu d’esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu’il était fou, qu’il était la proie d’une folie dans ces moments-là, puisqu’il savait bien que celui qui le battait n’était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est