Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/80

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blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sais « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t’assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler, subitement labourée par une torpille ou