Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/100

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inconsciemment à moi-même. J’entendis dire qu’il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c’est parce qu’il l’était en effet et que c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards.

Comme quelqu’un, entendant dire que j’étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand’chose. » Et on assura que le personnel m’avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le Père... » (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n’avais pas d’enfant, elle ne pouvait se rapporter qu’à l’âge).

En attendant la duchesse de Guermantes dire : « Comment, si j’ai connu le maréchal ? Mais j’ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup », je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu’elle appelait un reste d’ancien régime. J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus ; cependant nous avançons, et c’est bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l’horizon recule, et