Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/115

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Car, ces changements, je savais ce qu’ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d’autres changements. On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu’il s’appliquait à la fois à la blonde valseuse que j’avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec une certaine roseur de teint ce nom était peut-être la seule chose qu’il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes — celle de la mémoire et celle de la matinée Guermantes — qu’une ingénue et une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu’elle eût pu ralentir, comme au métronome, ses mouvements embarrassés, pour qu’avec peut-être comme seule parcelle permanente, les joues — plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient déjà couperosées — elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstitutions que pour mettre un dôme à la place d’une flèche, et quand on pensait qu’un pareil travail s’était opéré non sur la matière inerte mais sur une chair qui ne change qu’insensiblement, le contraste bouleversant entre l’apparition présente et l’être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu’on a peine à penser qu’un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd’hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car l’anéantissement de la jeunesse, la destruction d’une personne