Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/124

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quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même, ce jour-là, ne pas l’avoir atteinte. C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux.

Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n’auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s’était foncée comme un livre.

Et je pensais aussi à tous ceux qui n’étaient pas là parce qu’ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l’illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu’on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l’assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu’au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.