Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/131

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justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps, mais en vain, mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt, comme si j’avais perdu, grâce à ce nom incantateur, l’apparence d’arbousier ou de kangourou que l’âge m’avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l’avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, « à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu’ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : « Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu’elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : « Merci tant, merci tant ». Mais moi, qui avais jadis fait de si longs trajets pour l’apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j’avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d’elle me semblaient interminables à cause de l’impossibilité de savoir que lui dire, et je m’éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte,