Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/141

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admirablement nées, lesquelles n’étaient venues s’embêter chez la princesse de Guermantes qu’à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c’était sa prodigieuse aptitude au déclassement.

Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses. Encore la sensation du temps écoulé et de l’anéantissement d’une partie de mon passé disparu m’était-elle donnée moins vivement encore par la destruction de cet ensemble cohérent (qu’avait été le salon Guermantes) d’éléments dont mille nuances, mille raisons expliquaient la présence, la fréquence, la coordination, qu’expliquée par l’anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisaient que tel qui s’y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l’y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n’était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire dure moins que la vie chez les individus, et, d’ailleurs, de très jeunes, qui n’avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, on prenait les gens — au point d’élévation ou de chute — où ils se trouvaient, croyant qu’il en avait toujours été ainsi, et que la princesse de