Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/183

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donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j’avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu’il ne tient pas compte du temps perdu. Il m’arrivait parfois de souhaiter que par un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j’avais cru, ma grand’mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s’élançait vers elles. J’oubliais seulement une chose, c’est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l’aspect que m’avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand’mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l’imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu’on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu’on représentait, au XVIIe siècle, les héros d’Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité. Je regardai Gilberte et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu’elle me ferait toujours plaisir en m’invitant avec des jeunes filles, sans que j’eusse, d’ailleurs, à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d’autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu’il avait si souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l’excuse d’être attiré, par un certain égoïsme esthétique, vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j’avais un certain sentiment d’idolâtrie