Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/197

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de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.

L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire ; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire ; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à