Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/224

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Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d’une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d’une autre façon. Car il n’avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu’il eût jadis dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l’escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s’arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu’il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d’un appui, lui donnait à son insu l’air de l’implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l’avait fait encore plus qu’auguste, suppliant.

Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l’action d’un principe intérieur auquel on n’avait pas pensé : chez M. de Charlus l’amour de Charlie qui l’avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d’art ; chez M. de Guermantes, un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de l’âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d’ailleurs, ne fonctionnait plus guère, n’opposait plus son démenti,