Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/238

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qu’on n’eût pu supposer une justification apparente. Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l’ascendance de sa mère (et c’est bien cette facilité que j’avais, sans m’en rendre compte, escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j’avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j’avais pu supposer et, revenant vers moi, me dit : « Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d’autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu’elle sera une gentille amie pour vous. » Je lui demandai si Robert avait été content d’avoir une fille : « Oh ! il était tout fier d’elle. Mais, naturellement, je crois tout de même qu’étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n’avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d’où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation.

L’étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu’elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s’éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu’elle aussi, à sa manière, me rendait, et sans même que je l’eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme