Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/246

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fâchait seulement que je contasse d’avance mes articles à Bloch, craignant qu’il me devançât et disant : « Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs. » Et Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me disant chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais allait l’écrire le soir même.)

À force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé.

Elle me disait en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle, et l’examinant comme un tailleur, je ne crois pas que je pourrai la refaire, c’est perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n’y a pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes. »

D’ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d’impressions nombreuses, qui prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon