Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/250

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en contradiction avec mon désir, avec l’élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu’ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie où pendant qu’on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille.

Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d’abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente. La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j’éprouvais — pour Gilberte, pour Albertine —, parce que je ne pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant.