Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/254

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celui qui jadis allait dans un de ces festins de barbares qu’on appelle dîners en ville et où pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu’un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n’arrive qu’au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu’on ait fait prévenir à temps pour l’invitation du quatorzième, qu’on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L’autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J’avais reçu une invitation de Me  Molé et appris que le fils de Mme  Sazerat était mort. J’étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand’mère pendant son agonie ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Me  Molé et mes condoléances à Mme  Sazerat. Mais au bout de quelques instants j’avais oublié que j’avais à le faire. Heureux oubli car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l’heure de survivance qui m’était dévolue. Malheureusement en prenant un cahier pour écrire, la carte d’invitation de Mme  Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence sur l’autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme  Molé (laquelle d’ailleurs m’eût sans doute fort estimé si elle l’eût appris, d’avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux