Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/37

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

e comme s’amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité.

Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement ; mais il est bien plus grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte, avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C’est que les choses — un livre sous sa couverture rouge comme les autres — sitôt qu’elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d’immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l’odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d’un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l’incertitude du ciel matinal ; une heure est un vase rempli de parfum, de sons, de