Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/45

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chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe, en effet, en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit que, comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l’ombre d’un nuage sur l’eau m’eût fait crier « zut alors ! » en sautant de joie ; soit qu’écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j’eusse vu de mon impression c’est ceci qui ne lui convenait pas spécialement : « C’est admirable » ; soit qu’irrité d’un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire : « Qu’on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique » ; soit quand, flatté d’être bien reçu chez les Guermantes, et d’ailleurs un peu grisé par leurs vins, je n’aie pu m’empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant : « Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.


Or si, quand il s’agit du langage inexact de l’amour-propre par exemple, le redressement de l’oblique