Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/51

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cieux que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans), elle les réduit tout de même à n’être que la pleine conscience d’un autre. Qu’un homme ait tout fait pour être aimé d’une femme qui n’eût pu que le rendre malheureux, mais n’ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse, en mettant sous elle « un million de mots » et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : « Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu’ait eu cette pensée pour celui qui l’écrivit (pour qu’elle l’eût, et ce serait plus beau, il faudrait « être aimés » au lieu d’« aimer »), il est certain qu’en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu’à la faire éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n’y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère.

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?

Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne