Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/54

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de nous qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots « elle était bien gentille », lire au travers : « j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que notre amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d’où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n’est-il pas certain, quand nous contemplons