Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu'on appellerait vulgairement nous mettre une femme dans la peau, jusqu’à nous faire passionnément aimer pendant quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût demandé des années d’habitude, de collage et — comme si elles étaient inventées par quelque docteur miraculeux — des piqûres intraveineuses d’amour, aussi bien qu’elles peuvent l’être aussi de souffrance ; avec la même vitesse la suggestion amoureuse qu’ils nous ont inculquée se dissipe, et quelquefois non seulement l’amoureuse nocturne a cessé d’être pour nous comme telle, étant redevenue la laide bien connue, mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout un tableau ravissant de sentiments, de tendresse, de volupté, de regrets vaguement estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous voudrions noter, pour l’état de veille, les nuances d’une vérité délicieuse, mais qui s’efface comme une toile trop pâlie qu’on ne peut restituer. Eh bien, c’était peut-être aussi par le jeu formidable qu’ils font avec le Temps que les Rêves m’avaient fasciné. N’avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d’une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s’ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu’ils avaient contenu pour nous, nous donner l’émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu’on est réveillé la distance qu’ils avaient miraculeusement franchie, jusqu’à nous faire croire, à tort d’ailleurs, qu’ils étaient