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LES PLAISIRS ET LES JOURS

GLUCK

Temple à l’amour, à l’amitié, temple au courage
Qu’une marquise a fait élever dans son parc
Anglais, où maint amour Watteau bandant son arc
Prend des cœurs glorieux pour cibles de sa rage.

Mais l’artiste allemand — qu’elle eût rêvé de Cnide ! —
Plus grave et plus profond sculpta sans mignardise
Les amants et les dieux que tu vois sur la frise :
Hercule a son bûcher dans les jardins d’Armide !

Les talons en dansant ne frappent plus l’allée
Où la cendre des yeux et du sourire éteints
Assourdit nos pas lents et bleuit les lointains ;
La voix des clavecins s’est tue ou s’est fêlée.

Mais votre cri muet, Admète, Iphigénie,
Nous terrifie encore, proféré par un geste
Et, fléchi par Orphée ou bravé par Alceste,
Le Styx, — sans mâts ni ciel, — où mouilla ton génie.

Gluck aussi comme Alceste a vaincu par l’Amour
La mort inévitable aux caprices d’un âge ;
Il est debout, auguste temple du courage,
Sur les ruines du petit temple à l’Amour.