Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MÉLANGES

matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l’après-midi, rose et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n’importe laquelle de ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel, et que Claude Monet a fixées dans des toiles sublimes où se découvre la vie de cette chose que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l’immergeant en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa double révolution se déroule dans les siècles, et d’autre part se renouvelle et s’achève chaque jour, — alors, la dégageant des changeantes couleurs dont la nature l’enveloppe, vous ressentez devant cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur croix, leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces générations de prophètes, cette suite d’apôtres, ce peuple de rois, ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée d’anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres, debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l’effluve des cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que c’est une grande chose que cette ascension géante, immobile et passionnée. Mais une cathédrale n’est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n’est plus pour vous un enseignement à suivre, c’est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d’une cathédrale gothique, et plus particulièrement d’Amiens, la cathédrale gothique par excellence, c’est la Bible.

126