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MÉLANGES

si l’incomparable causeur — et l’auditeur qui se laisse faire — ne pèchent pas également par insincérité ; si parce qu’une fleur (la passiflore) porte sur elle les instruments de la passion, il est sacrilège d’en faire présent à une personne d’une autre religion, et si le fait qu’une maison ait été habitée par Balzac (s’il n’y reste d’ailleurs rien qui puisse nous renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne parce qu’elle s’appellera Bathilde comme l’héroïne de Lucien Leuwen ?

La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac parce qu’elle donne une idée de l’art de Mme de Cadignan, qu’elle nous fait connaître l’impression que celle-ci veut produire sur d’Arthez et quelques-uns de ses « secrets ». Mais une fois dépouillée de l’esprit qui est en elle, elle n’est plus qu’un signe dépouillé de sa signification, c’est-à-dire rien ; et continuer à l’adorer, jusqu’à s’extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c’est là proprement de l’idolâtrie. C’est le péché intellectuel favori des artistes et auquel il en est bien peu qui n’aient succombé. Felix culpa ! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu’ils ne succombent pas sans avoir lutté. Il n’est pas dans la nature de forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté, infinie qui a pu s’y incarner : pas même la fleur du pommier, pas même la fleur de l’épine rose. Mon amour pour elles est infini et les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de leur donner chaque printemps des preuves de

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