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II

L’AFFAIRE LEMOINE
PAR GUSTAVE FLAUBERT

La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, des tourterelles s’envolèrent, et, les fenêtres ayant été fermées sur l’ordre du président, une odeur de poussière se répandit. Il était vieux, avec un visage de pitre, une robe trop étroite pour sa corpulence, des prétentions à l’esprit ; et ses favoris égaux, qu’un reste de tabac salissait, donnaient à toute sa personne quelque chose de décoratif et de vulgaire. Comme la suspension d’audience se prolongeait, des intimités s’ébauchèrent ; pour entrer en conversation, les malins se plaignaient à haute voix du manque d’air, et, quelqu’un ayant dit reconnaître le ministre de l’intérieur dans un monsieur qui sortait, un réactionnaire soupira : « Pauvre France ! » En tirant de sa poche une orange, un nègre s’acquit de la considération, et, par amour de la popularité, en offrit les quartiers à ses voisins, en s’excusant, sur un journal : d’abord à un ecclésiastique, qui affirma « n’en avoir jamais mangé d’aussi bonne ; c’est un excellent fruit, rafraîchissant » ; mais une douairière prit un air offensé, défendit à ses filles de rien accepter « de quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas », pendant que d’autres personnes, ne sachant pas si le journal arriverait jusqu’à elles, cherchaient une contenance : plusieurs tirèrent leur montre, une dame enleva

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