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JOURNÉES DE LECTURE

faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir. Malheureusement la cuisinière venait longtemps d’avance mettre le couvert ; si encore elle l’avait mis sans parler ! Mais elle croyait devoir dire : « Vous n’êtes pas bien comme cela ; si je vous approchais une table ? » Et rien que pour répondre : « Non, merci bien, » il fallait arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres, répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient lus ; il fallait l’arrêter, la faire sortir, et, pour dire convenablement : « Non, merci bien, » lui donner une apparence de vie ordinaire, une intonation de réponse, qu’elle avait perdues. L’heure passait ; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient « pris par Méréglise », ou ceux qui n’étaient pas sortis ce matin-là, ayant « à écrire ». Ils disaient bien : « Je ne veux pas te déranger », mais commençaient aussitôt à s’approcher du feu, à consulter l’heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas mal accueilli. On entourait d’une particulière déférence celui ou celle qui était « restée à écrire » et on lui disait : « Vous avez fait votre petite correspondance » avec un sourire où il y avait du respect, du mystère, de la paillardise et des ménage-

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