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PASTICHES

bon ? Un milliard partagé entre tous les Français n’en enrichirait pas un seul, on l’a calculé.) Mais, laissant le luxe aux vaniteux, ils rechercheraient seulement le confort et l’influence, se feraient nommer président de la République, ambassadeur à Constantinople, auraient dans leur chambre un capitonnage de liège qui amortît le bruit des voisins. Ils n’entreraient pas au Jockey-Club, jugeant l’aristocratie à sa valeur. Un titre du pape les attirait davantage. Peut-être pourrait-on l’avoir sans payer. Mais alors à quoi bon tant de millions ? Bref, ils grossiraient le denier de saint Pierre tout en blâmant l’institution. Que peut bien faire le pape de cinq millions de dentelles, tant de curés de campagne meurent de faim ?

Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait pu venir à eux, se sentaient prêts à défaillir ; car ils l’auraient mise aux pieds d’une femme dont ils avaient été dédaignés jusqu’ici, et qui leur aurait enfin livré le secret de son baiser et la douceur de son corps. Ils se voyaient avec elle, à la campagne, jusqu’à la fin de leurs jours, dans une maison tout en bois blanc, sur le bord triste d’un grand fleuve. Ils auraient connu le cri du pétrel, la venue des brouillards, l’oscillation des navires, le développement des nuées, et seraient restés des heures avec son corps sur leurs genoux, à regarder monter la marée et s’entre-choquer les amarres, de leur terrasse, dans un fauteuil d’osier, sous une tente rayée de bleu, entre des boules de métal. Et ils finissaient par ne plus voir que deux grappes de fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elles touchent presque, dans la lumière crue d’un après-midi sans soleil, le long d’un mur rougeâtre qui s’effritait. À ceux-là, l’excès de leur

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