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MÉLANGES

qui venait d’arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants[1] comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s’étant scindée pour l’enclore, en avait gardé la forme ; et plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis près de deux mille ans. La divine comédie, les pièces de Shakespeare, donnent aussi l’impression de contempler, inséré dans l’heure actuelle, un peu de passé ; cette impression si exaltante qui fait ressembler certaines « Journées de lecture » à des journées de flânerie à Venise, sur la Piazetta par exemple, quand on a devant soi, dans leur couleur à demi-irréelle de choses situées à quelques pas et à bien des siècles, les deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux, l’une le lion de saint Marc, l’autre saint Théodore foulant le crocodile ; ces deux belles et sveltes étrangères sont venues jadis d’Orient sur la mer qui se brise à leurs pieds ; sans comprendre les propos échangés autour d’elles, elles continuent à attarder leurs jours du xiie siècle dans la foule d’aujourd’hui, sur cette place publique où brille encore distraitement, tout près, leur sourire lointain.

  1. À vrai dire aucun témoignage positif ne me permet d’affirmer que dans ces lectures le récitant chantât les sortes de psaumes que saint Luc a introduits dans son évangile. Mais il me semble que cela ressort suffisamment du rapprochement de différents passages de Renan et notamment de saint Paul, p. 257 et suiv., les Apôtres, p. 99 et 100, Marc-Aurèle, p. 502-503, etc.
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