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cent soixante-douze ans. Le point de vue messianique ne saurait plus être le nôtre. De moins en moins la privation de tel ou tel don de l’esprit nous apparaîtra comme devant mériter les malédictions merveilleuses qu’il a inspirées à l’auteur inconnu du Livre de Job. « Compensation », ce mot, qui domine la philosophie d’Emerson, pourrait bien être le dernier mot de tout jugement sain, le jugement du véritable agnostique. La comtesse de Noailles, si elle est l’auteur des poèmes qui lui sont attribués, a laissé une œuvre extraordinaire, cent fois supérieure au Cohélet, aux chansons de Béranger. Mais quelle fausse position ça devait lui donner dans le monde ! Elle paraît d’ailleurs l’avoir parfaitement compris et avoir mené à la campagne, peut-être non sans quelque ennui[1], une vie entièrement simple et retirée, dans le petit verger qui lui sert habituellement d’interlocuteur. L’excellent chanteur Polin, lui, manque

  1. On peut se demander si cet exil était bien volontaire et s’il ne faut pas plutôt voir là une de ces décisions de l’autorité analogue à celle qui empêchait Mme de Staël de rentrer en France, peut-être en vertu d’une loi dont le texte ne nous est pas parvenu et qui défendait aux femmes d’écrire. Les exclamations mille fois répétées dans ces poèmes avec une insistance si monotone : « Ah ! partir ! ah ! partir ! prendre le train qui siffle en bondissant ! » (Occident.) « Laissez-moi m’en aller, laissez-moi m’en aller. » (Tumulte dans l’aurore.) « Ah ! Laissez-moi partir. » (Les héros.) « Ah ! rentrer dans ma ville, voir la Seine couler entre sa noble rive. Dire à Paris : je viens, je reprends, j’arrive ! » etc., montrent bien qu’elle n’était pas libre de prendre le train. Quelques vers où elle semble s’accommoder de sa solitude : « Et si déjà mon ciel est trop divin pour moi », etc., ont été évidemment ajoutés après coup pour tâcher de désarmer par une soumission apparente les rigueurs de l’Administration.