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EN MÉMOIRE DES ÉGLISES ASSASSINÉES

trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la plaine, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile complète et dans ses détails une forme invisible l’instant d’avant, les tours de la Trinité apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement l’autre derrière elle. Mais elle s’écarta, l’autre s’avança et toutes deux s’alignèrent. Enfin, un clocher retardataire (celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint, par une volte hardie, se placer en face d’elles. Maintenant, entre les clochers multipliés, et sur la pente desquels on distinguait la lumière qu’à cette distance on voyait sourire, la ville, obéissant d’en bas à leur élan sans pouvoir y atteindre, développait d’aplomb et par montées verticales la fugue compliquée mais franche de ses toits. J’avais demandé au mécanicien de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Étienne ; mais, me rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand dès le début ils paraissaient si près, je tirais ma montre pour voir combien de minutes nous mettrions encore, quand l’automobile tourna et m’arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l’effort de notre machine qui semblait patiner vainement sur la route, toujours à la même distance d’eux, c’est dans les dernières secondes seulement que la vitesse de tout le temps totalisée devenait appréciable. Et, géants, surplombant de toute leur hauteur, ils se jetèrent si rudement au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d’arrêter pour ne pas nous heurter contre le porche.

Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà

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