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Page:Puybusque - L'Arme du fou, paru dans La Revue Populaire, Montréal, Sept 1918.pdf/28

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que nous allons faire de cette pauvre petite, là-haut.

— Ah ! oui, j’entends, mais pourquoi ?

— Parce que je ne puis la laisser seule ici, et que, d’autre part, il m’est très difficile de lui donner une place à Paris, dans ma vie de garçon ; et je voulais vous demander s’il ne vous serait pas possible chez vous…

Le fauteuil de canne geignit, cria, dans un mouvement aussi vif que le put opérer le corps obèse du vieux gentilhomme. Il avait bien entendu, cette fois, et la main étendue en un geste de prohibition.

— Ah ! mais non, par exemple, je vous vois venir, vous voudriez… pardonnez-moi, corrigea-t-il d’une voix plus courtoise, ne me croyez pas indifférent à la fille de ma pauvre nièce. Je serais heureux, cher Monsieur, très heureux de lui être utile, et agréable à vous ; mais jugez de ma situation : dans ma maison de vieux maniaque, introduire cette enfant avec toute sa suite obligée de gouvernantes et de chambrières… Non, voyez-vous, cela n’est pas possible, n’est pas réellement possible ! Ce n’est pas à soixante-quinze ans qu’on peut changer ainsi toutes les conditions de son existence. Croyez, d’ailleurs, que l’enfant serait chez moi très mal, et, dans son propre intérêt…

— Sans doute, sans doute, je comprends tout cela, mais je ne vois pas…

Pensivement, Raymond, de l’ongle de son petit doigt qu’il avait très long et crochu, secouait la cendre de son cigare.

— Mais qui vous empêche de la laisser à Gabach ?

— Abandonner seule l’enfant de mon frère, et dans l’état où je la vois !

— Vous dites ?…

— Mon Dieu, Monsieur, puisque nous parlons de ceci, mon devoir est de vous faire envisager toutes les faces de la question. Vous avez vu Marie ?

— Un instant, oui, ce matin.

— Eh bien ! que vous en semble ?

— De Marie ? Hum ! Vous savez, j’ai passé l’âge, moi, où l’on se pique d’être un appréciateur de jeunes filles. Elle m’a paru une gentille enfant, très douce.

— Cher monsieur, nous sommes en famille, les plus proches parents de Marie, les plus dévoués, tout peut se dire entre nous : l’esprit de cette pauvre enfant ne me semble ne pas être tout à fait dans son assiette.

— Mon Dieu ! voudriez-vous dire qu’elle est ?…

Il toucha son front chauve d’un doigt significatif.

— Oh ! non, non, entendons-nous ; Marie est une neurasthénique, vous savez que sa pauvre mère a toujours été maladive et qu’elle est morte si jeune ! Maintenant, la mort prompte de mon frère a donné une terrible secousse à tout l’organisme de la pauvre enfant. Ce sont là des troubles passagers, je l’espère et dont nous triompherons ; mais elle a besoin, pour l’instant, d’être suivie de près et mise entre des mains expérimentées, je m’étais permis de compter un peu sur vous…

— Moi, moi, le rhumatisme m’immobilise et l’apoplexie me guette ; à quoi, grand Dieu, pourrai-je être bon pour cette pauvre petite, si vraiment, ainsi que vous le pensez, son cerveau… car, j’y songe, son père avait le moral très affecté depuis quelques années, c’était une misanthropie qui confrontait presque à… autre chose ; il y a peut-être là un atavisme dont il faudrait tenir compte.

— Permettez-moi d’être moins pessimiste, dit Raymond, radieux de voir M. de Vèbre entrer aussi abondamment dans ses vues, laissez-moi espérer la guérison. Je