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Page:Puybusque - L'Arme du fou, paru dans La Revue Populaire, Montréal, Sept 1918.pdf/4

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II


Pendant que Raymond, à Paris, voyait sa fortune onduler aux fluctuations des cours de la Bourse, Maurice s’était marié.

Très riche, il n’avait pas cherché la fortune chez sa femme. Une jeune orpheline du voisinage, dotée seulement de ses charmes et de ses vertus, avait fixé son choix. Ils vécurent heureux une année, attendant l’enfant que Dieu leur promettait. L’enfant naquit, ce fut une fille ; ils l’appelèrent Marie.

— Je veux nourrir moi-même mon enfant, avait déclaré Mme de Lissac.

Ce vœu maternel ne devait pas être exaucé, Une mauvaise fièvre s’empara de la jeune mère et il fallut chercher une nourrice.

On la trouva chez des tenanciers du domaine ; les parents de Madeleine servaient la famille de Lissac depuis plusieurs générations ; mariée quelques mois avant Maurice, Madeleine avait une fille presque du même âge que la petite Marie : on lui proposa d’entrer comme nourrice au château.

— Mais, dit-elle, et mon enfant ?

— Nous trouverons pour l’allaiter une femme dans le voisinage.

— Non, monsieur, non dit Madeleine, pour mes maîtres je donnerais ma vie, mais non ma fille. Seulement, je crois que je pourrai les nourrir toutes les deux. Fanchette a déjà cinq mois, je la ferai manger bientôt ; en attendant, j’aurai assez de lait pour ne laisser souffrir aucune des deux mignonnes.

Madeleine prit délicatement l’enfant dans son berceau et commença à l’allaiter.

Allongée sur son lit de repos, très pâle et très faible, Alix de Lissac se sentit au cœur un peu de jalousie à la vue de cette jeune paysanne, si fraîche, si débordante de santé, prête à infuser à son enfant cette vie qu’elle-même se sentait impuissante à lui conserver.

Madeleine avait là sa fille, un poupon aux membres fermes et aux joues roses sur lequel Alix jetait des regards d’envie.

— Vous ne voulez pas que nous lui cherchions une nourrice ?

— Non, madame, je suis pauvre, mais je ne me séparerai pas de mon enfant.

— Et vous croyez pouvoir les nourrir toutes les deux ?

— Ah ! j’en suis bien très sûre.

Et sa bouche rose, aux dents saines, se ferma en un gros baiser sur le visage souffreteux de la petite Marie :

— Pauvre amour !

Cette prise de possession par la tendresse remua le cœur de la pauvre Alix, dolente sur ses coussins.

— Vous croyez que vous l’aimerez ?

— Autant que la mienne, notre dame. Qui est-ce qui ne l’aimerait pas, ce petit ange du bon Dieu ! Autant que la mienne !

Déjà conquise, la malade tourna la tête vers son mari qui, muet, regardait, appuyé des deux bras sur le dossier du lit de repos.

— Que décidons-nous, Maurice ?

— Je crois que tu es toute décidée, ma chérie.

— Tu vois, elle l’aime déjà.

Madeleine fut choisie comme nourrice et autorisée à la garder avec sa petite Fanchette.

Les Lissac n’eurent pas à se repentir de lui avoir laissé son enfant.

Quand la jeune femme, accoutumée aux rudes travaux n’eut plus qu’à nourrir les deux bébés, à se promener oisive, sous les grands arbres du parc, quand la nourriture choisie du château remplaça son alimentation grossière, son lait suffit à l’appétit croissant des deux petites filles. Ma-