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DUMAS  DUMAS


il ne m’appartient pas d’être, aussi sévère que vous pour un l’écrivain — dont il est impossible que vous fassiez le moindre cas. »
Le Succès, acte 2, sc. 7

Voici un nom déjà bien usé, quoiqu’il compte à peine seize ans d’immortalité. Cependant, nous le croyons appelé à vivre, sinon par sa valeur intrinsèque, au moins comme personnification d’une période curieuse de l’histoire de notre théâtre. Les révolutions littéraires sont inséparables des révolutions sociales, mais elles ne se produisent pas en même temps que celles-ci. Quand les unes sont accomplies, les autres commencent, et c’est surtout par le théâtre que la transformation de l’état social d’un peuple tend à se produire dans sa littérature avec le plus d’énergie.

C’est pourquoi aussi la révolution littéraire, et pour ne parler ici que du théâtre, la révolution dramatique qui a commencé à se produire en France dans les derniers temps de la Restauration, n’est pas sans analogie dans son développement avec la révolution sociale commencée en 89.

De 1820 à 1828, le besoin de l’innovation dramatique se prononce de plus en plus ; on désire, on cherche, on essaie des combinaisons nouvelles. Le sceptre de Racine et de Corneille, tombé aux mains des tragiques de l’Empire, n’inspire pas plus de respect que jadis le sceptre de Louis XIV aux mains du faible Louis XVI ; mais si l’on veut rajeunir la tradition, on ne veut pas encore rompre complètement avec elle. MM. Nép. Lemercier, Lebrun, Delavigne et quelques autres, représentent assez bien, et à divers degrés, cette première période révolutionnaire qui peut être considérée comme le 89 du théâtre. Cependant l’impulsion se renforce, le mouvement devient chaque jour plus énergique et plus intense. Déjà, à la fin de 1829, les Girondins et les Montagnards du théâtre commencent à l’emporter sur les Constituants. MM. Vitet et Mérimée ont publié, l’un ses Scènes historiques, l’autre son Théâtre de Clara Gazul. M. de Vigny a transporté sur la scène française l’Othello de Shakespeare ; M. Victor Hugo a écrit Cromwell, Marion Delorme, et il prépare Hernani enfin M. Alexandre Dumas a fait jouer Henri III.

Les journées de Juillet arrivent sur ces entrefaites, et, avec ce dernier acte, cette conclusion modérée et paisible de la grande révolution politique, s’ouvre la période la plus fougueuse de la révolution théâtrale ; le terrorisme dramatique le plus échevelé s’implante au milieu d’une société régulière, prosaïque et bourgeoise. Le théâtre est comme inondé d’une sanglante cascade d’égorgements, de massacres, d’incestes, d’adultères, de viols, d’accouchements clandestins, représentés, pour ainsi dire, au naturel, avec l’échafaud en perspective surmonté du bourreau, deus ex machina, le tout entremêlé de mascarades et processions moyen âge, avec profusion de tabards, cuirasses, gantelets, cottes de mailles, épées de Milan, dagues de Tolède, coupes empoisonnées, échelles de cordes, et ficelles dramatiques de toute espèce. Quant au dialogue, qu’on dirait coulé dans le même moule, c’est un mélange uniforme de trivialité et d’enflure, plus riche de mots que d’idées, et tout farci de jurons féodaux : tête-Dieu ! sang-Dieu ! par la mort-Dieu ! damnation ! malédiction ? Enfin, c’est le 93 du théâtre. Cette période dramatique embrasse les sept ou huit premières années qui suivent la révolution de Juillet.

Pendant tout ce temps, l’art et la pensée semblent complètement subordonnés à la recherche de l’émotion produite par des effets matériels et à l’amusement des yeux. Ce terrorisme dramatique a plusieurs rapports avec le terrorisme politique ; dans les deux systèmes, c’est la même réaction impétueuse et brutale contre toute tradition, toute règle, toute modération, toute sobriété, toute retenue, tout travail d’esprit et de langage ; dans les deux systèmes, en politique comme au théâtre, il s’agit de produire le plus grand effet avec le plus de moyens possibles, abstraction faite de la justesse et de la durée de l’effet. Dans les deux systèmes, enfin, on retrouve, avec la même ardeur d’innovation, le même défaut d’originalité réelle ; car, de même que, par aversion des institutions de la veille, les révolutionnaires de 93 cherchaient du neuf dans un plagiat de Rome ou de Sparte, de même les révolutionnaires dramatiques de 1830, dans leur élan de réaction contre les formes cérémonieuses de la tragédie racinienne, semblent prêts, sous prétexte de progrès, à ramener le théâtre aux mystères et aux sotties du xiie siècle. Voyez plutôt Lucrèce Borgia et don Juan de Marana.

Cette crise révolutionnaire du théâtre a pour principaux représentants deux hommes, MM. Victor Hugo et Alex. Dumas. M. de Vigny, qui n’est qu’un Girondin dramatique, se trouve naturellement débordé par eux, et, durant quelques années, la foule voit dans ces deux hommes les dieux de la scène française, les héritiers de Corneille et de Racine.