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de cette notice, section du théâtre, nous lui suppléerons.

« Vous le voyez, il est plus facile de s’entendre avec M. Dumas qu’avec ses amis ; nous avons dit que ses pièces étaient copiées, et il avoue qu’elles sont prises ; seulement, et par habitude du beau langage, M. Dumas ajoute qu’il les a conquises. C’est le style des grands capitaines ; mais tout le monde sait ce que cela veut dire. Si nous avions pu croire que M. Dumas attachât autant de prix que cela aux expressions grandioses, il ne nous eût pas coûté davantage de dire qu’il a conquis ses drames sur les théâtres étrangers, sauf ceux qu’il a conquis sur ses amis.

« Ainsi, le tout était de s’entendre, et nous sommes d’accord maintenant. M. Dumas a copié, pris, conquis, comme on voudra : cela signifie toujours qu’il s’est emparé du bien d’autrui. C’est un point désormais vidé. Nous aimons ainsi à épuiser une question avant d’en aborder une autre ; il n’y a que les mauvaises causes qui gagnent à être embrouillées. Après la preuve du plagiat doit venir l’examen du mérite réel et de la valeur intrinsèque. M. Dumas copie ; mais quelle est en définitive sa place dans la littérature actuelle en particulier, et dans la littérature française en général ?

« S’il est vrai que l’œuvre fasse connaître l’ouvrier, il est tout aussi vrai que l’ouvrier fasse connaître l’œuvre. M. Dumas est ainsi le meilleur commentaire de ses ouvrages : qui sait l’auteur sait le livre. Or, nous savons l’auteur maintenant : comme saint Augustin et Jean-Jacques, génie à part, il a été entraîné à faire ses confessions. M. Dumas, il nous l’a dit lui-même[1], c’est un jeune homme de quelque chaleur dans la tête, mais dont l’éducation a été complètement négligée. Il arrive à vingt ans, sans avoir rien appris passablement, ni langues, ni sciences, ni mathématiques. Or, il n’y a pas entre la littérature et le procédé général des sciences l’antipathie qu’on pourrait supposer : chiffrer et écrire, c’est penser en deux langues. Dans tout homme bien au moral, les sentiments et les idées doivent tendre naturellement à se rapprocher, à se grouper, de manière à parvenir à une signification définitive : ainsi, les sentiments vont aboutir à l’art, les idées à la science. Les mathématiques, c’est la régularité introduite dans les notions du vrai ; les arts, c’est la symétrie portée dans les notions du beau. À moins de bonnes raisons, on ne se vante donc pas de n’avoir jamais pu apprendre les quatre règles, parce que cela revient à dire, ou qu’on n"a pas d’idées, ou qu’on n’est pas parvenu à les classer et à y voir clair.

« Ne pas savoir, c’est n’avoir pas réfléchi et n’avoir pas vécu avec soi-même, c’est n’avoir pas expérimenté son intelligence, n’avoir pas cherché son étendue, sa force, son penchant ; c’est n’avoir pas une existence morale bien précise et bien constatée. Cependant l’esprit a besoin de mouvement comme le corps ; il faut que l’un pense et que l’autre marche. Oui n’a pas de jambes prend des béquilles ; qui n’a pas d’idées emprunte, prend ou conquiert celles de son voisin ; mais de même qu’une jambe de bois fait mal l’office d’une jambe naturelle, de même l’esprit est gauche à manier une idée qui n’est pas son œuvre, qu’il n’a ni conçue, ni élaborée, ni mise au jour. L’homme aux béquilles trébuche, parce que le pied de chêne ne répond pas à l’intention du genou de chair ; l’idée empruntée porte à faux et se renverse, parce qu’elle ne tombe pas d’aplomb de la bouche qui la répète ; elle ne résiste pas et se brise parce qu’elle est une branche morte à un tronc vert.

« On aura deviné que nous faisions l’histoire de M. Dumas sur les documents fournis par lui-même. Parvenu à vingt ans sans rien savoir, il passa du presbytère de son curé aux bureaux du Palais-Royal, et, après avoir écrit des thèmes, il copia des protocoles et des rapports. C’est un vrai miracle qu’il ne se soit pas ossifié entièrement, au milieu de cette matérialisation qui l’enveloppait de toutes parts, et qu’il ne soit pas resté écrasé entre l’ignorance de l’écolier et la routine de l’expéditionnaire. Enfin, il voit des tragiques anglais, et l’envie lui prend de faire des drames. Des drames, bon Dieu ! et avec quoi ? des idées ? il n’en a pas ; des passions ? il ne les connaît pas ; du style ? il n’en a aucun. Qu’est-ce que le style sans les idées ? Cependant M. Dumas fera du drame ; il le fera sur-le-champ, sans préparation. Les idées, il les empruntera ; les passions, il les supposera ; le style, il le copiera : c’est forcé.

« Observez, je vous prie, comment cette position particulière expliquera M. Dumas tout entier. Il avait vu dans le drame ce qu’y voit tout d’abord un homme sans expérience littéraire, c’est-à-dire du mouvement, des allées et des venues, des surprises, des catastrophes. Son premier raisonnement sur l’art dramatique dut donc

  1. Dans « Comment je devins auteur dramatique. »