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DUMAS  DUMAS

lité dans la production, que nul ici-bas ne parle absolument comme son voisin, ou comme tout le monde parlerait ; traduisant, pour mieux dépister, en la plus petite monnaie du colloque les beaux dialogues qu’il trouvait ailleurs tout frappés en bonnes grosses pièces d’or au coin du génie ; débitant Molière, Regnard ou Marivaux en pièces de six liards. Shakespeare en penny, Calderon en maravedis. Alfieri en baïoques, Kotzebuë, Schiller ou Goethe en pfenings ; n’inventant que des dispositions pour l’étonnement, n’ayant que des ressorts matériels et point de philosophie, de l’arrangement d’action et peu de pensées, de l’objectivité et point de subjectivité, comme diraient nos damnés métaphysiciens de la moins bête et de la plus rêvasseuse des Allemagnes ; déployant d’immenses facultés dans les improvisations de la charpente, dans la connaissance de la planche, dans l’emploi funiculaire de toutes les ficelles, dans la combinaison des entrées et des sorties, et dans des escamotages fascinateurs pour éluder les exigences de la logique ou de la vraisemblance ; galvanisant avec des passions désordonnées des squelettes sans moelle, sans muscles, sans nerfs et sans physionomie ; ne transfusant que du sang de taureau dans les veines des héros de ses drames ; mettant toujours l’exagération à la place de la vérité, par impuissance de prendre le loisir d’accentuer celle-ci ; se refusant la science du cœur humain, et l’observation qui la crée, et faisant consister tout l’art du dramaturge dans le métier auquel s’est appliqué et s’use son génie digne d’un meilleur sort[1].

« Si l’on regarde de près aux choses, et si l’on veut déterminer franchement la place que M. Dumas occupe dans la littérature contemporaine, on trouve qu’il y tient l’emploi d’une sorte de metteur en oeuvre, d’arrangeur juré de la pensée d’autrui, sans qu’il soit possible de découvrir dans cet accouchement de deux têtes où finit l’inspiration de l’une et où commence l’inspiration de l’autre. M. Dumas a surtout aujourd’hui une valeur d’opposition ; il brille par reflet, comme les corps opaques ; L’opinion toute littéraire que nous avions émise sur la source de ses drames, suscita dans une partie du public cette chaude sympathie qui sauva, pour quelques jours, sa dernière pièce, Angèle, de l’indifférence et peut-être des sifflets. »

Dans la littérature française, si M. Dumas y occupe jamais une place, ce sera au-dessous de Sédaine, un peu au dessus de M. Ducange, de M. Guilbert Pixerécourt et de M. Dinaux, qui forment avec lui la monnaie de Beaumarchais, leur père comnum en fait de connaissance de la scène. Ils seront les représentants du parti du fracas dramatique, contre le parti du travail, des études, du savoir et de la poésie. On sera tout étonné, avant dix ans, de l’obstacle qu’ils auront opposé aux progrès de l’art et à l’épuration de la langue française. Si le public de notre tempss est devenu si antipathique à la manière simple et sévère de Molière et de Corneille ; s’il se récrie contre ceux qui rendent au langage sa mâle souplesse de la fin du seizième siècle, on reconnaîtra que la faute en est, d’abord, aux inventeurs du drame-pacotille ; ensuite, aux critiques qui l’ont protégé[2]

On ne doit pas perdre de vue que cette opinion, qui est de M. Granier de Cassagnac, a été émise en 1834. Depuis lors M. Alexandre Dumas a encore beaucoup travaillé pour le théâtre ; mais pour deux ou trois pièces passables, dans lesquelles la collaboration n’a pas fait défaut, combien de médiocres choses n’avons-nous pas eues, à tel point que l’auteur d’Henri III a jugé prudent de ne pas toujours se faire nommer, afin que sa réputation fût à couvert ?

Quoi qu’il en soit, faut-il désespérer de M. Dumas ? Acceptons plutôt les prévisions d’un de ses critiques, qui a formulé ainsi les raisons qui le portent à croire à leur réalisation.

« Le poëte a aujourd’hui 44 ans ; il a assez vécu pour avoir tout avantage à se tenir désormais à l’écart du monde bruyant, à se réfugier au sein des méditatives activités de la solitude. Trop longtemps, après des débuts qui promettaient, il a sacrifié aux appétits dépravés d’une multitude inculte et grossière, aux instincts populaciers et vaniteux d’une tourbe de barbares parvenus, à qui il fallait servir la représentation de leurs passions triviales assaisonnée de tous les frénétiques piments de la zone torride. Pour complaire à ce monde nouveau, à cette société encore informe et si gauche, à cette pullulation d’une aristocratie du cens et du non-sens, à ces talons rouges de la savate qui préfèrent les terres cuites de la Flandre à la Vénus de Milo, l’enluminure d’une image foraine aux peintures de Raphaël, qui ne voient qu’une pierre dans le torse antique,

  1. Plutarque drôlatique, p. 56.
  2. M. Granier de Gassagnac, « Journal des Débats, 30 juillet 1834.