Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/130

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

notre protectrice. Nous avons souvent les estomacs vides, parce qu’il est dangereux de faire passer son dîner par les mains d’autrui. Nous sommes la terreur des festins, la vermine des gargottes, et convives par force. Ainsi nous nous nourrissons de l’air et nous paraissons contents. Nous sommes de ces gens qui mangent un poireau et qui assurent d’avoir mangé un chapon. Entre-t-il quelqu’un chez nous ? Il trouve nos logements pleins d’os de mouton, de volailles et d’épluchures de différents fruits. La porte est toujours embarrassée de plumes et de peaux de lapereaux. Nous allons de nuit ramasser tout cela dans la ville, pour nous en faire honneur le jour. Quand nous voyons un étranger, nous grondons en disant : « Ne pourrai-je donc jamais parvenir à engager cette fille à balayer ? » Et puis nous ajoutons : « Excusez, monsieur ; quelques amis ont mangé ici, et ces domestiques… etc. » Celui qui ne nous connaît pas prend tout cela pour argent comptant et se persuade que nous avons donné un grand repas.

« Que vous dirai-je de notre manière de vivre dans les maisons d’autrui ? Pour peu que nous parlions à quelqu’un nous savons sa demeure, et nous ne manquons jamais d’aller chez lui à l’heure de manger. Pour prétexte de notre visite, nous lui alléguons que nous avons pour lui la plus grande amitié, parce qu’il n’y a dans le monde personne qui ait autant d’esprit et autant de mérite. S’il se met à table et qu’il nous demande si nous avons dîné, nous répondons franchement que non, et s’il nous invite nous