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Page:Quincey - Confessions d'un mangeur d'opium, trad. Descreux, 1903.djvu/228

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LES PLAISIRS DE L’OPIUM

hasard une personne que j’avais connue au collège, et qui me conseilla l’opium. Opium ! terrible cause de voluptés et de douleurs sans nom. J’en avais entendu parler comme de la manne ou de l’ambroisie, je n’en savais rien de plus. À cette époque c’était pour moi un mot insignifiant. Et maintenant quelles cordes solennelle : il fait vibrer dans mon cœur ! Quel tremblement de terre produit des secousses comparables à celle qu’excite en moi ce mot par les souvenirs de tristesse ou de bonheur qu’il évoque ? Quand je me reporte un instant à ces choses, je sens une importance mystique s’attacher aux plus minces détails relatifs à l’endroit, à l’heure, à l’homme (était-ce bien un homme ?) qui m’ouvrirent pour la première fois le paradis des mangeurs d’opium. Ce fut par une humide et mélancolique soirée de dimanche, et cette terre sur laquelle nous marchons n’offre nulle part un aspect plus sot qu’à Londres par un dimanche pluvieux. Pour me rendre chez moi, il me fallait parcourir Oxford-Street. Près de l’« important Panthéon »[1] comme M. Wordsworth a eu la bonté de l’appeler, j’aperçus une boutique apothicaire. Cet apothicaire, cet inconscient dispensateur des voluptés célestes, avait comme pour être en harmonie avec le temps pluvieux, une figure aussi sotte, aussi stupide qu’on peut s’y attendre un dimanche pluvieux à Londres de la part d’un apothicaire qui appartient à la race des mortels. Quand je lui demandai de la teinture d’opium, il m’en donna, comme l’aurait fait le premier venu. Bien plus, il me rendit sur mon Shilling un objet qui avait tout à fait l’apparence d’un demi-penny en cuivre, et il le prit dans un tiroir qui était réellement en bois. En dépit de toutes ces circonstances qui indiquent bien un individu humain, il m’est toujours apparu das la vision béatifique d’un apothicaire immortel, envoyé sur terre avec une mission qui me concernait exclusivement.

  1. Il n’est que juste de dire que Wordsworth parle de l’intérieur ; on aurait grand tort de le juger par le dehors simple et nu qu’il présente, ou en venant d’Oxford-Street