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D’UN MANGEUR D’OPIUM

de les satisfaire, se fût montré plus fidèle à son mandat que le gouverneur des provinces, un préteur ou un proconsul. Et qui montra plus de perfidie, plus de rapacité ? Bien rares étaient les gouverneurs intègres qui n’acceptaient aucun présent des coupables, n’extorquaient pas de rançon aux faibles. Et pourtant, en qualité de dépositaire d’un pouvoir public, un gouverneur était surveillé par la jalousie de compétiteurs politiques ; il pouvait avoir à faire face à un interrogatoire solennel dans le sénat ou dans le forum, ou dans l’un et l’autre. Mais le tuteur qui remplissait une tâche privée envers des orphelins était assuré que l’attention du public ne se porterait jamais sur des affaires si obscures et si dépourvues d’importance politique. On peut donc admettre en raisonnant par analogie, que, pour un Romain, le tuteur particulier était forcément un délinquant secret, qui mettait à profit les occasions et les droits de sa charge pour travailler à la spoliation et à la ruine de l’héritage confie à ses soins. Ce vice mortel et destructeur de l’époque païenne a dû mille fois épaissir les ténèbres qui entouraient le lit de mort des pères. Trop souvent le père mourant lisait avec certitude dans l’expérience de toute sa vie la perspective de suspendre sur ses enfants un danger distinct et imminent, alors qu’il cherchait pour eux une protection toute particulière. Il laissait derrière lui une maison peuplée d’enfants, une petite flottille (on pouvait la représenter ainsi) de charmants vaisseaux, prêt à lever l’ancre, sur le point de partir pour traverser les infinies profondeurs de la vie, il faisait le signal d’appel pour les escorter. Un homme ou deux, ceux qu’il connaissait le moins mal parmi les hommes qui avaient parcouru les mêmes mers, s’offraient pour cette tâche ; il acceptait avec doute, avec chagrin, avec effroi. Au moment où les traits de ses enfants s’effaçaient dans le brouillard de la mort, son âme devenue prophétique était traversée par une horrible pensée ; peut-être l’escorte, cédant aux tentations pressantes de l’occasion, allait-elle se changer en corsaire,