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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

trouble qui pèse sur l’extrémité de chaque longue avenue, et qui lui forme une enveloppe d’indécise obscurité, tous ces détails ajoutent au sentiment de l’immensité et des proportions démesurées qui plane éternellement sur l’aspect intérieur de Londres. Les sensations que donne l’extérieur de Londres, dans les derniers milles de sa banlieue, avaient été perdues pour moi par suite du choix de routes écartées que nous avions prises pour nous glisser furtivement dans les faubourgs. Mais cela n’en rendit que plus brusque, plus saisissant l’effet que l’on éprouvait en débouchant quelque part sur la route d’Edgeware, et en arrivant bientôt dans les rues mêmes de Londres, quoiqu’il ne soit resté dans mon esprit aucun souvenir de ce qu’étaient ces rues, ce quartier même, et que je n’y aie peut-être rien compris. La seule chose que je me rappelle est la terreur monotone, le sentiment aveugle d’une mystérieuse grandeur, d’une confusion babélique, qui paraissaient poursuivre et envelopper tous les détails de la vie humaine, pendant près de deux heures que nous passâmes à nous mouvoir dans les rues. Parfois nous étions obligés de jeter l’ancre pendant dix minutes ou plus, par suite de ce qu’on appelle en termes de métier, un nœud, c’est-à-dire une accumulation de véhicules de toute sorte, enchevêtrés d’une façon inextricable, s’embarrassant les uns dans les autres, et cela à perte de vue ; puis soudain comme au coup de baguette d’un magicien, le nœud se défaisait, le mouvement circulait avec la rapidité, l’aisance de la lumière ou du son, dans toute la masse prise en glaçon, et son influence se faisait sentir jusqu’à nous ; puis nous étions repris par le grand courant des voitures lancées à la course, où de temps à autre nous nous